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20.12.09

BORDEAUX: LA GARE SAINT-JEAN

Le vent se cabre sur les passants, dos courbés, ventres creusés, têtes inclinées, et galope sans relâche sur les pavés et le bitume. Comme un quadrige déchaîné.
Depuis deux jours, la tempête océane déchire les accents, brouille les phrases arrondies et les mains en palabres des bordelais qui fuient le Port de la Lune et le quai des Chartrons. Les feuilles sont en haillons, la Garonne d’un gris fumeux, la pierre blonde noircit.
La ville, volets fermés, globes oculaires affaissés dont le réflexe pupillaire a disparu, est, sous cette tourmente, d’une rigidité de fer qui bloque le halètement de ses venelles, le pouls de ses rues et le flux de ses avenues. Hébété contre la porte en chêne clair, qu’il vient de refermer, du liquidateur Vartan, quai de Paludate, Vincent Dastarac cherche son souffle dans la nuit en marche.
Vartan vient d’agiter sous son regard effaré la longue liste des créanciers, résultat des avanies subies dans son entreprise de négoce. Dastarac avait cherché des mots et des explications à ce naufrage. Parce que les cours du bois ont baissé de trente pour cent en huit ans, parce que les incendies de forêts au Portugal attisés par le vent violent ont généré d’innombrables grumes et fûts monnayables sur le grand marché, parce que les actions des Papeteries de Gascogne ont fait la culbute, parce qu’il y a toujours eu une concurrence déloyale de ceux qui injectaient de l’argent inconnu de source inconnue pour faire baisser les prix.
Vartan avait dit.
Que si on n’avait pas voulu connaître les raisons des bénéfices de l’entreprise Dastarac pendant les années de guerre, on ne voulait pas connaître les raisons de ses déficits pendant les années de paix.
Vartan avait dit qu’en tant que liquidateur judiciaire, mandaté par le ministère public et les tribunaux, il prélèverait sur ce qui reste du patrimoine Dastarac de quoi payer ces gens-là.
Et il avait secoué la liste comme pour donner vie à tous ces noms alignés.
Dastarac avait murmuré :
« Vous n’allez pas récupérer grand’ chose. »
Durant ces dernières années, Dastarac avait vu peu à peu disparaître les bons amis avec lesquels il déjeunait à la brasserie d’Orléans, avec lesquels il jouait au bridge cours Xavier Arnozan ou Allées de Tourny. Pour ne pas être éclaboussés, ceux qui étaient au courant de la chose, derrière les contrevents fermés de leurs maisons silencieuses, lui ont tourné le dos et plus encore quand il s’est dépouillé, sous le coup de nouvelles turbulences, de ses pins, de quelques hectares de vigne dans le Saint-Estèphe, pour tenter d’injecter un argent frais dans sa comptabilité.
Dastarac soupire devant la porte fermée, devant la prophétie d’une liquidation judiciaire proche, tandis que le vent d’ouest forcit, que les arbres nus oscillent comme des métronomes.
Des papiers informes dansent un rondeau sur le trottoir transformé en bourrier.
Dastarac se reprend, affronte les bourrasques de ce 21 décembre.
Pour aller à la gare Saint-Jean.
Il marche jusqu’au tournant de la rue de Saget. La noria des bus, taxis, voitures, tramway est le sang de cette ville, depuis que le grand fleuve a été abandonné. La gare, cœur agité, souvent en crise de tachycardie, a accéléré le nomadisme et les échanges. ( A suivre...)

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